mercredi 26 mars 2014

Stefan Zweig, l'utopiste du réel

Source
Tout écrivain est un être inquiet, venu à la vie avec une graine à semer, une fleur à voir pousser. Cette fleur est la nôtre, puisque le jardin où elle s'est installée nous est commun, peu importe la nature du sol où elle éclate au grand jour. C'est alors une odeur dont vous ignorez l'origine qui vous suit, vous trace, comme un marqueur au trait volontaire dans le fouillis de vos notes. Vous ne savez qu'une chose la concernant : elle vous est agréable à sentir. Pourquoi ?... C'est dans le pourquoi que l'homme devient lui-même. Ou le croit-il. Que serait-il si le pourquoi n'existait pas ? Nul ne peut le savoir devant sa toute première page à noircir. Pas plus le génie que l'être ordinaire, puisque l'un et l'autre en sont le tiers-payant. Pas plus qu'ils ne le sauront devant les suivantes... Le découvriront-ils à la toute dernière ligne de la toute dernière page ? Pas sûr !
Stefan Zweig est de ces écrivains, archéologues de l'âme, qui vous percent avant de savoir qui ils sont en réalité. C'est en dévoilant ses personnages qu'il fait sa propre connaissance, qu'il se révèle lui-même comme un parfait inconnu, pourrait-on dire. Il a beau s'infliger, en intellectuel masochiste, le même traitement qu'à ses personnages historiques, il reste toujours une part de ténèbres dont il ignorera le mystère. Ce n'est pas un hasard s'il a consacré une grande partie de sa magnifique énergie à ce livre merveilleux qu'est « Les très riches heures de l'humanité ». Un livre qui est la somme de tous les détails qui ont forgé un modèle de civilisation où hasard et génie s'amalgament sans que l'on sache ce que l'un doit à l'autre. 
Après une vie riche de tant d'émotions, ce fut à Petrópolis, au Brésil, submergé par l'horreur et la folie de ses semblables, ne voyant plus de lumière pour se guider dans le noir, qu'il mit un point final à sa vie. En se suicidant, en compagnie de sa femme, il a peut-être trouvé, ce jour de 1942, réponse à l'étrange pourquoi qui l'étouffait depuis toujours... 
S'il y a un auteur à découvrir ou à relire aujourd'hui c'est bien lui. Européen convaincu, il détestait l'Europe qu'on lui imposait (déjà !), car il la rêvait unie, libre, fédérée, tournée vers la culture de l'intelligence, sans distinction de classe, de caste ou d'origine sociale. L'européen qu'il était aurait détesté l'Europe que ses contemporains nous fabriquent aujourd'hui. Il en aurait été témoin, il se serait suicidé une seconde fois ! 
Outre « Le monde d'hier, souvenirs d'un européen », voici quelques titres que j'ai aimés : « Amok », « la pitié dangereuse », « la peur », « le candélabre enterré », « vingt-quatre heures de la vie d'une femme », « le joueur d'échecs », « Magellan », « Erasme », « Castellion contre Calvin », « Balzac »...  
Comment oublier un monsieur qui avait mis l'Europe au centre de ses préoccupations à une époque où l'Europe et le monde n'étaient que balbutiement et barbarie ?... Comment oublier qu'il était l'ami de Romain Rolland et des pacifistes contre la boucherie de 14-18 et de tout ce que l'Europe comptait d'intelligence et de savoir-penser ?... 
Comment ne pas se souvenir de son joueur d'échecs dans son livre éponyme ? Cette bagarre implacable contre l'obscurantisme et l'aberration d'un monde cruel, hier comme aujourd'hui !  Voilà où se trouve la formidable actualité d'un écrivain insolite.




Sous l'casque d'Erby

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire