vendredi 22 janvier 2010

Je viens de tuer ma femme – Emmanuel Pons / Déraison – Horacio Castellanos Moya


Dans la vie, il est préférable de ne pas tout prendre au pied de la lettre. Sinon…
L'autre jour, je lisais un livre que je m'étais procuré chez mon libraire borgne, alors que j'étais venu lui acheter « Le spectateur émancipé » de Jacques Rancière. Il ne l'avait pas en rayon. Non pas qu'il soit borgne, pas du tout. J'exagère quand je dis ça. Il a un regard tout ce qu'il y a de plus clair et c'est un homme séduisant. Les voisines branchées le trouvent très à leurs goûts. Tant mieux ! Comme ça elles me foutent la paix. Ma femme est très jalouse et ça me mine. Pour un rien elle me fait une scène. Elle tire une gueule comme ça. Il est borgne parce qu'il me plaît d'ainsi le présenter. C'est injuste ? Et alors !
J'ai donc lu un petit livre qui, comme disent les puristes, ne mange pas de pain. Ne mange pas de pain, peut-être, mais il a l'avantage de crépiter comme un bon feu de cheminée dans l'hiver de nos menus plaisirs. Au lieu de regarder à la télé pour la énième fois la même série avec une appellation différente, j'ai lu d'Emmanuel Pons « Je viens de tuer ma femme ». Le titre est brutal et le contenu l'est aussi un peu. Mais moins qu'on ne peut l'imaginer à la lecture du titre. Il s'agit ici d'humour, d'humour macabre. Avant de faire le procès de cet homme paisible à forte tendance bucolique, écoutons ce qu'il a à nous dire. Pas content d'avoir commis l'irréparable, il faut qu'Emmanuel (c'est le nom du héros) trouve chez autrui des oreilles réconfortantes.
Attention pas n'importe quelles oreilles. Des oreilles qui savent écouter. Cela ne se trouve pas au détour du premier chemin vicinal venu. Une oreille compatissante. Une oreille plaisante. Une oreille amie. Une oreille complice, cela n'est pas donnée à n'importe qui ! Emmanuel a un dilemme, il doit se rendre à la police, il le sait, c'est ainsi qu'il l'a décidé, c'est inévitable, mais il manque de timbres pour expédier ses faire-part. Du coup, il retarde un peu son arrestation. Il faut qu'il se procure ces fichus timbres, mais pour cela il faut qu'il se rende à la maison de la presse, à trois kilomètres de son domicile. En chemin, il échafaude, il imagine la meilleure façon possible d'organiser sa future célébrité. Avec un tel acte, il ne peut qu'être célèbre. Du moins dans ce village de Normandie où il est venu s'enterrer avec sa femme. Ses scénarios sont nombreux mais pas convaincants. Du moins c'est ainsi que la chose lui apparaît après analyse. Il hésite encore et encore. En suivant le cours de la rivière voisine, la Durdent, il songe à la meilleur façon de…
Je n'ai pas lu ce livre pour vous raconter toute l'histoire ! Si vous voulez connaître la suite et éprouver un plaisir frivole et tout à fait délicieux : « Je viens de tuer ma femme » - Emmanuel Pons - Arléa – 7€ environ.
Dans un autre registre, plus brutal, plus abrupte, j'ai aussi lu « Déraison » de Horacio Castellanos Moya, écrivain né au Honduras, mais qui a vécu la majeure partie de sa vie au Salvador. C'est un petit livre dense et fourmillant qui vous mange la tête. J'aime les écrivains d'Amérique Latine, mes frères de langue et de coeur. Ils ont une puissance incroyable. Ce livre raconte l'histoire d'un type qui a un ami qui lui veut du bien. Comme tous les amis qui vous veulent du bien, si vous n'avez pas le temps de prendre la fuite avant d'écouter ce qu'ils ont à vous dire, vous êtes déjà perdu. Perdu pour vous même et pour les autres. Cet ami propose au héros, journaliste un tantinet paranoïaque, échoué là comme un tronc d'arbre sur une plage quelconque, un boulot qui ne va pas arranger sa tête, fragilisée par un parcours personnel des plus chaotiques. Comme il n'a rien d'autre à faire, il accepte le job.
Installé dans un palais archiépiscopal, au Guatemala, entouré d'un personnel moche et inodore son travail consiste à lire et à donner forme à un rapport d'un millier de pages sur le génocide perpétré par l'armée contre les indiens. Je vous le dis tout de suite, ce n'est pas gai, mais la vie n'est pas faite que de jubilation. Il y a cependant dans les pages de ce livre de quoi se réjouir et même de quoi éclater de rire, pour peu que vous preniez le temps de vous y attarder. Au fur et à mesure qu'il avance dans la lecture, dans ses corrections, multipliant ses allées et venues au Portalito, la « plus légendaire des cantinas de la ville », pour écluser des grandes chopes de bière, sa dérive apparaît inéluctable. L'alcool ne suffisant pas à maintenir à flot un esprit instable devant le compte-rendu des viols, des massacres et de l'horreur de l'armée dans sa totale bestialité, il ajoute le sexe comme fantasmagorie. Il s'y adonne avec une frénésie hystérique, mais ces palliatifs ne suffisent pas à lui faire oublier ces pages qu'il lit une à une avec une méthode hallucinante. La scène où des militaires interrogent un pauvre bougre muet, sans qu'ils sachent qu'il ne peut articuler le moindre son, afin de lui faire avouer les noms des complices de la guerrilla, place de fait le surréalisme dans le rayon des jouets pour enfants. Il y en a beaucoup d'autres scènes puissantes dans les 150 pages de ce livre.
Trempée dans les forges de l'enfer, la plume de cet écrivain d'Amérique centrale, qui n'a pas oublié son flamboiement en chemin, lâche une écriture majestueuse, d'une poésie très baroque. A lire. Absolument.
« Déraison » - Horacio Castellanos Moya – 10/18 – 7€ environ.

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