mardi 23 juin 2009

Les Alpes de la lune – Serge Quadruppani


Parmi les livres que j'ai proposés ces derniers temps, il en est un qui m'a toujours tenu compagnie et qui n'a jamais réussi à passer la barre de mon choix. Je l'ai souvent parcouru entre deux relectures et un titre conseillé, mais chaque fois il est resté en rade. Comme s'il m'était devenu trop personnel, comme si, en vous le proposant une partie de moi-même devait être livrée à la curiosité générale. Considérant la chose injuste, voire stupide, je répare aujourd'hui cet ostracisme. Monsieur Quadruppani est un artisan. Un homme libre attaché aux valeurs de la liberté, de la justice et du travail bien fait. Inutile de souligner qu'il dépare au milieu des assemblées courtisanes. Monsieur Quadruppani est tout le contraire de l'adorateur de son image dans l'étrange lucarne.
Nous vivons une époque folle où la falsification tient lieu de pièce d'identité. Aux idées, on préfère les idéologies et les idéologues. A l'authenticité, la breloque. Dans ce monde truqué et faussement pudibond, obscène à plus d'un degré, la libre parole est mise à l'index et soumise à la question comme à la belle époque des inquisitions. Même si la chose ne présente pas, en apparence, la même brutalité, elle a pour résultat les mêmes effets.
Quand il parle dans une assemblée, monsieur Quadruppani éprouve la difficulté de l'homme plus habitué à observer qu'à pérorer dans les salons. Quand il prend la plume ou pianote sur son clavier c'est pour chanter la vie telle qu'elle n'est pas. Telle qu'il ne cesse de la dénoncer ou de la proclamer.
Quand Joseph Arnaud, vieux militant libidineux, reçoit sur son lit de futur mort la visite de jeunes gens dont une certaine jolie intervieweuse, venue l'interroger dans le cadre d'une thèse qu'elle doit soutenir, il sait que sa fin est proche, même si tout le monde s'arrange pour qu'il pense le contraire. Voyant les formes de celle qui se présente à lui, micro en main, il ne peut s'empêcher d'adresser à son sexe un « regard mélancolique ». On sent bien que Joseph n'est plus cet étalon jadis capable de culbuter une mouche en plein vol, mais assez lucide pour juger des désirs qu'une belle plante suscite encore dans son esprit, parce que s'il y a une chose qui n'est pas encore morte dans ce corps estourbi c'est bien son esprit. Tout de nostalgie vêtu, Joseph songe « aux lèvres de la jolie universitaire, à leur rouge virulent, leurs courbes alanguies et leurs demandes implacables. Tandis qu'il ouvrait la boîte en fer-blanc pas très propre, les différentes tactiques qu'il avait envisagées pour obtenir que la bouche questionneuse et son gland se rejoignent repassèrent brièvement dans son esprit, (Avec la brutalité courtoise qu'exige le service du Savoir : « Mademoiselle, ma tête se brouille, votre amour de la vérité en mérite l'aveu : le fil de mon passé se perd dans le présent de votre corsage, vous avez réveillé mes roustons chenus, je ne vous raconterai donc plus rien que vous ne m'ayez taillé une petite plume… »
Évidemment, lisant cela, les âmes pudibondes vont crier au scandale, faire poursuivre le personnage du livre, afin que de telles aberrations ne soient pas mises sous les yeux du lecteur. Pourtant, de tels besoins demeurent aussi authentiques et nécessaires que l'air que l'on respire. Mais ce livre ne se résume pas à cela, bien sûr. Il n'est pas que ça ! Ce livre est une histoire où il est question d'utopie et d'étude du comportement dans laquelle l'humour occupe une place importante. Il raconte l'histoire d'un petit groupe de jeunes baptisé la Société des autres ayant pour but d'accueillir les rejetés, les exclus et autres scories de la vie. Ça fait du monde, tout ça ! En marge de cette mouvance, Vincent est un voleur de facture plus radicale. Il marche dans la vie pieds nus, les chaussures suspendues à ses épaules, non pas pour les préserver mais parce que l'idée de pouvoir les offrir à quelqu'un l'empêche de les abimer. On dit de quelqu'un de distrait qu'il marche la tête dans la lune, en ce qui le concerne je dirai dans les étoiles. Quadruppani a donné à cette parabole la consistance d'une fresque romanesque avec ce qu'il faut d'humour, d'impertinence, d'émotion, de colère et… d'amour pour que nous n'hésitions pas à la lire. Ce livre est l'histoire d'un tas d'autres histoires. Seules ou assemblées elles sont le long tissu dans lequel s'enrobe la poésie de la vie. A la manière d'une guirlande de clématites, les pieds à l'ombre, la tête au soleil, Serge Quadruppani nous invite dans son chez lui.
C'est avec plaisir que j'ai accepté de m'y rendre. Et vous ?

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