mardi 24 septembre 2013

Le silence des Chagos – Shenaz Patel

Le vide par le vide M art' IN
« La première panacée pour une nation mal dirigée est l'inflation monétaire, la seconde est la guerre. Les deux apportent prospérité temporaire et destruction indélébile. Les deux sont le refuge des opportunistes économiques et politiques. » 
Ernest Hemingway, Notes sur la guerre, 1935
                                                                  
La vie n'est qu'un bateau dont chacun rêve l'instant où il larguera les amarres pour nous conduire au pays des racines profondes. A ce moment, ensorcelant, où les mouchoirs s'agiteront sur le quai et le long des coursives pour un retour ou un adieu définitif.
Diego Garcia. La sonorité claque au moins aussi bien que le patronyme de Don Diego de la Vega, le légendaire justicier masqué qui défendait la veuve et l'orphelin à l'époque de la domination coloniale espagnole en Californie. Sauf qu'ici, à Diego Garcia, île principale de l'archipel des Chagos, dans l'océan indien, les natifs ont été mis au vide-ordures, au nom de la raison d’État et pas la moindre trace de justice et de justicier. Propriétaire de ce bouquet de perles, posé au milieu de l'océan, l’État anglais, qui, comme tous les états de même nature, ont fait de la rapine les fonts baptismaux d'une culture criminelle.
Pour des arrangement géostratégiques, l'endroit représentant un intérêt évident, les anglais ont louée Diego Garcia à l'armée américaine pour qu'elle y construise une base aéronavale.
Située au croisement de voies maritimes, reliant l'Extrême Orient à l'Europe, l'île de Diego Garcia offre une vue panoramique sur l'Inde, l'Afrique, l'Indonésie, le golfe Persique et permet d'avoir l’œil sur l'ennemi russe dont la présence et le commerce avec les pays riverains importune grandement les desseins de l'Oncle Sam. En échange, le cousin anglais obtiendra « un tarif réduit sur l'achat de fusées Polaris » !
Avant que la peste coloniale - fléau qu'on justifie, mais qui n'a aucune excuse -, ne fasse irruption en cette partie du monde, les chagossiens vivaient simplement d'une économie de subsistance, à l'opposé de l'idéologie économique occidentale, chaque membre recevant la même ration de nourriture, entretenant l'héritage d'une culture où l'humain en était le centre.
Puis vient le jour où des étrangers débarquent, s'installent en seigneurs et maîtres et trois petits voyages plus loin tout cela devient l'ombre d'un souvenir. En effet, trois voyages ont suffit aux américains pour vider Diego Garcia de ses habitants. Trois petites rotations de cargo, entre 1971 et 1973, pour que ces « ilois », comme on les surnomme avec mépris, soient largués à Maurice, qui vient d'obtenir « l’indépendance », ou aux Seychelles. Un jour pas comme les autres, des hommes en uniforme sont venus, ont massé les habitants au centre de l'île et ont dit : « prenez vos affaires, dare-dare, vous partez. Tout de suite. On vous amène en croisière. Ouste ! ».
Des années durant, des années plus tard, toujours et à jamais, une question obsède les chagossiens sans que la moindre réponse ne vienne les soulager. Le pire des ennemis n'est-il pas le silence ?...
C'est au son du makalapo* et par les voix de Charlesia et de Désiré, sous le regard abstrait du gardien du port, que nous découvrirons, non pas l'histoire détaillée des personnages comme dans un récit classique, mais la part d'émotion, de violence, de douleur et de non-dits qui est la marque d'une blessure, certes moins spectaculaire que celle d'un coup de machette ou des éclats de mitraille dans la chair, mais bien plus brutale, parce qu'elle n'a pas de remède. L'exilé est un naufragé du passé privé d'avenir, l'âme à vif, au nom toujours écorché, il est une plante dépourvue de racines.
Dans ce roman, paru en 2005, aux éditions de l'Olivier, Shanez Patel quitte le sentier aride du reportage coup de poing pour nous offrir ce que l'écriture a de puissant, de vrai et d'humain, la poésie, un voyage au centre de nous-mêmes. 

* instrument fabriqué à partir de fûts blancs qu'on enterre en laissant dépasser un bâton souple planté au milieu, courbé à l'aide d'un fil de fer vibrant, de façon que, quand on le pince, il produit un son sourd. A la fin du jour, on le désaccorde, sinon, la nuit, les esprits viennent en jouer et c'est signe de mauvais présage...

6 commentaires:

  1. Ah Rodo, comme je l'espérais le commentaire est à la mesure de l'ouvrage. Tu laisses passer en quelques lignes le simple désespoir des déracinés qui imprègne le livre d'une douceur résignée et angoissée.

    RépondreSupprimer
  2. Les intérêts des chefs dominants destructeurs ont toujours raisons sur les sens essentielles de la vie et du partage.

    RépondreSupprimer
  3. Très belle note de lecture de ce très bel ouvrage, si poétique, lucide et politique, comme un "blues" des îles de l'océan indien, où furent des modes de vie si douces, détruites par les férocités d'empires à prétention "mondiales"...

    RépondreSupprimer
  4. Il faut dire que les dominants ont quelque chose d'inhumain. Ce qui concerne "leurs congénères" n'est pour eux qu'un discours tout théorique, vissés qu'ils sont dans leur certitude de Pouvoir à n'importe quel prix. Briser à jamais la vie de quelques milliers de gens heureux avec peu de choses, qu'est-ce, face à l'envie de mettre la main sur la planète entière ?

    Sauf que si ces animaux particuliers réussissaient effectivement à étendre leur domination pleine de morgue, de violence et de fatuité sur la Terre entière, que leur resterait-il, sauf à s'entretuer pour qu'il n'en reste qu'un, ou plus du tout ?

    RépondreSupprimer
  5. En fin de compte, qu'on la joue pacifique, comme les chagossiens, ou violent comme à Nairobi ou ailleurs, le jeu appartient toujours aux puissants. T'es pour, ou, t'es contre ?... En dehors, pas de place : t'es complotiste ou pas ?...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Par nature, les puissants ne connaissent que la force. Faudra-t-il donc les réduire par la violence ? Genre : une bombe nucléaire sur la City.... c'est probablement le seul vrai moyen, et bien entendu il est atrocement barbare.

      Supprimer