samedi 7 juin 2014

Notes de lecture - Je viens de tuer ma femme – Emmanuel Pons / Déraison – Horacio Castellanos Moya

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J'étais venu chez le libraire acheter « Le spectateur émancipé » de Jacques Rancière, qu'il n'avait pas en stock, ce qui m'a passablement agacé. Ah, ces libraires, qui ont tout à vous offrir, y compris des croisières sur la Meuse ! Pour compenser, je me suis retrouvé avec deux ouvrages qui n'ont rien à voir dans leur forme et leur contenu avec celui que j'étais venu chercher.
Le premier à être passé sous mes châsses est l’œuvre d'Emmanuel Pons : « Je viens de tuer ma femme » Le titre est brutal et peut heurter, je vous l'accorde. Le contenu l'est aussi, un peu. Bien moins cependant qu'on ne peut l'imaginer, s'agissant ici d'humour noir. Avant de faire le procès de cet homme, beaucoup moins dangereux que la flopée de mafieux venue festoyer du côté d'Omaha Beach pour célébrer la mémoire des clampins envoyés à l'abattoir lors du débarquement de Normandie, écoutons ce qu'il a à nous dire pour expliquer son geste.



Après avoir commis l'irréparable, Emmanuel (c'est le nom du héros) s'est donné pour mission de trouver des oreilles bienveillantes. Pas n'importe lesquelles. Des oreilles qui savent écouter se font rares en ce monde. Cela ne se trouve pas au détour d'un clic chez le Boncoin, ni au premier coude du premier chemin vicinal venu ! Une oreille plaisante. Une oreille amie. Une oreille complice, avant de se rendre à la police. En attendant il écrit une longue lettre où il explique tout, mais, souci, il manque de timbres poste pour expédier ses aveux. Depuis que la poste a été en partie privatisée et que le commerce de proximité agonise, plus rien n'est aussi simple que jadis. Fichus timbres ! Pour se les procurer, il lui faut se rendre à la maison de la presse, à trois kilomètres de son domicile. Autant dire au bout du monde. Enfin, il se décide. En se rendant chez le buraliste, il imagine la meilleure façon de mettre en scène sa future célébrité. Impossible qu'avec un tel acte, il ne devienne une star. Du moins dans ce village de Normandie où il a débarqué avec sa femme pour fuir il ignore quoi. Hésitant encore et encore, réfléchissant durement, tout en suivant le cours de la rivière voisine, la Durdent, il broie du canevas comme on moud du blé. Puis...
Je n'ai pas lu ce livre, joliment écrit par un artiste-peintre, pour vous raconter toute l'histoire ! Si vous voulez connaître la chute et éprouver un plaisir délicieusement frivole, vous savez ce qu'il vous reste à faire... 
« Je viens de tuer ma femme » - Emmanuel Pons - Arléa – 7€ environ.

Sur la lancée, l'insomnie n'a pas que du mauvais, dans un registre différent, j'ai lu le second bouquin : « Déraison » de Horacio Castellanos Moya, écrivain né au Honduras, mais qui a vécu la majeure partie de sa vie au Salvador. C'est un petit livre dense et fourmillant qui vous mange la tête. J'aime les écrivains latino-américains, frères de langue et de cœur, envers lesquels l'Espagne (mais pas qu'elle) à beaucoup à se faire pardonner. Ils ont une puissance incroyable. Horacio Castellanos Moya raconte l'histoire d'un type qui a un ami qui lui veut du bien. Comme souvent avec les amis qui vous veulent du bien, si vous n'avez pas le temps de prendre la fuite avant d'écouter ce qu'ils ont à vous dire, que vous vous laissez prendre au piège de l'empathie, vous êtes perdu. Cet ami propose au héros, journaliste un tantinet paranoïaque, échoué là comme un tronc d'arbre sur une plage exotique, un boulot qui ne va pas arranger un état mental fragilisée par un parcours des plus chaotiques, qu'il accepte comme on s'accroche à une branche pourrie aussitôt après un naufrage.
Installé dans un palais archiépiscopal, au Guatemala, entouré d'un personnel inodore, son travail consiste à lire et à donner forme à un rapport d'un millier de pages sur le génocide perpétré par l'armée contre les indiens. Oups, vous avez dit oups ?!
De suite, on sent la tension, mais la vie n'est pas faite que de jubilation, n'est-ce pas ?... Il y a nonobstant dans ces pages tragiques des instants hilarants, tant l'absurde se montre à son avantage ! Au fur et à mesure qu'il avance dans la lecture, dans ses corrections, multipliant ses allées et venues au Portalito, la « plus légendaire des cantinas de la ville », pour écluser des grandes chopes de bière, sa dérive apparaît inéluctable. L'alcool ne suffisant pas à maintenir à flot un esprit instable devant le compte-rendu des viols, des massacres et de l'horreur de l'armée dans sa totale bestialité, il ajoute le sexe comme fantasmagorie quotidienne, s'y adonnant avec hystérie pour échapper au pire en conservant le meilleur, pense-t-il...
Palliatifs insuffisants pour oublier le récit de ses lectures, parmi lesquelles, la scène où des militaires interrogent un muet, sans doute analphabète, ignorant que le pauvre bougre ne peut articuler le moindre son, afin de lui faire avouer les noms des complices de la guerrilla à coups de « tu vas parler, nom de dieu ! »  relègue le surréalisme au rayon des mondanités.
Il y en a beaucoup d'autres scènes puissantes dans les 150 pages de ce livre qu'on quitte sans l'oublier.
Trempée dans les forges de l'enfer, la plume de cet écrivain d'Amérique centrale, qui n'a pas oublié son flamboiement en chemin, lâche une écriture majestueuse, d'une poésie sombre et belle. A lire. Absolument.
« Déraison » - Horacio Castellanos Moya – 10/18 – 7€ environ.


Sous l'casque d'Erby



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