mercredi 14 janvier 2009

L’ombre du passé se penche sur le présent


J'entretiens avec mon grenier une bien étrange relation. C'est l'endroit où je range mes livres dans un désordre monstrueux. Ceux que j'ai lus et ceux (assez nombreux) que je me suis promis de lire un jour. Plus tard. Peut-être jamais. Quoi de plus fantaisiste qu'un lecteur faisant une promesse ?
Quand mes amis voient ma bibliothèque, tous ouvrent des yeux comme ça ! Comment fais-tu pour t'y retrouver ?… Mon grenier-bibliothèque est un voyage au centre de nulle part, le paradis de ma mémoire, le seul endroit sur terre où le mal n'existe pas.
Comment certaines personnes ont pu faire brûler des livres ? Comment certaines autres peuvent penser que la culture n'est pas importante, au point de vouloir détruire ce qui fait la force d'une civilisation, l'enseignement, le savoir et le partage des chances.
Ma vie a toujours été un livre. Un livre qu'on emprunte parce que l'envie vous vient. Parce que vous allez le lire. Parce qu'il est urgent de lui niquer les mots comme on défeuille une rose triste ou un être solitaire. Parce que, au hasard d'une rencontre de grenier, culpabilité oblige, on lui adresse un mot d'excuse, lui susurrant entre les pages : « il faut qu'on finisse par se faire une bouffe un de ces quatre… Promis-juré !… » Puis vous filez chez le voisin, un oublié de l'obscur, une lumière éternelle, à qui vous proposez le même deale…
Qu'il est difficile de promettre quand la vie manque de temps !
Mon grenier-bibliothèque est un dépôt. Une voie de garage. Un carrefour pour le hasard. Un regard sur mon plaisir et sur ma honte. Trop chaud en été. Trop froid en hiver. Jamais à la bonne température par manque de moyens. Mais, dans toute sa modestie, il dégage une loi, unique et universelle : ce qui est à moi est à nous. Depuis que j'ai fait mienne cette rubrique sur « Ruminances », je n'arrête pas d'aller chercher dans mon grenier des gens que j'aime bien. Des auteurs qui n'ont plus la faveur des vitrines et qui méritent l'honneur du présent, parce que pendant que l'histoire leur faisait dessus, dans une cave, ils ne pensaient qu'à une chose : écrire, résister, partager, rêver… S'envoler pour échapper à la barbarie de quelques débiles !
Je les invite chez nous. Comme on invite quelqu'un de bien. C'est exactement comme ça que Lajos Zilahy est arrivé dans ma vie de découvreur de mots.
A l'époque j'apprenais à lire. J'étais le Champollion de la rue des martyrs. J'écoutais Bernard Dimey déclamer du Bernard Dimey avec un talent gravé dans le marbre. J'habitais rue de la Tour d'Auvergne et la découverte d'un auteur hongrois, suggéré par un exilé politique espagnol, ne pouvait que conduire mes pas vers un homme dont je relis aujourd'hui les pages avec une nostalgie absolue.
Cet auteur, dont je n'ai pas trouvé la photo sur le net, est devenu l'ami de toujours. Je me suis baladé avec son livre dans le métro, dans le train. Il a partagé ma chambre, un bout de mes draps. Il a senti et supporté mon odeur. Puis, un jour, il s'est envolé vers d'autres cieux. Découvert le pays des grands lacs. Les grands espaces dont il rêvait dans sa cave en rédigeant dans son cahier « Les Dukay ». Une peinture dont le chrome résiste crânement à l'usure pour s'inscrire dans l'histoire secrète de ses frères.
Cet hongrois est né en 1891 et est mort en 1974. « Les Dukay » est le seul livre que j'ai lu de lui. Je possède l'édition de 1953 chez Stock. Elle est là, devant mes yeux, les pages brunies par le temps, j'ose à peine les tourner. Elles sont marquées par des interruptions diverses. Pliées en coin en guise de marque-pages. Je les redresse, les aplanies. Je les bichonne, c'est mon droit. C'est mon devoir. Je lui dois ça et davantage.
Un type qui écrit dans l'un de ses papiers une phrase comme celle-ci, citée par Pierre Singer dans la préface : « Personne n'a droit à deux tranches de pain tant qu'il reste un homme au monde qui n'en possède pas une miette. », ne peut être qu'un homme bien n'est-ce pas !

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