mercredi 23 novembre 2011

Le Roi des Rats


Les livres sont des drôles d'oiseaux. Ils ne connaissent pas le repos. Rare qu'ils vous laissent tranquille. Même six pieds sous terre, leurs auteurs sont assez forts pour vous tirer par la manche. Ça vous alpague comme des mendiants, pas pour quémander mais pour vous offrir la richesse qui vous manque.
« Salut. J'ai une histoire à te raconter. T'as deux minutes ?... Figure-toi... » Au bout du fil, Rémi. Un drôle d'oiseau, lui aussi. «Il y a deux jours, j'ai croisé un ami bouquiniste qui m'a tiré par la manche en me disant : « j'ai quelque chose pour toi... » Ce « quelque chose »... Je te l'envoie. Surprise !... »
C'est ainsi que je suis entré en possession d'un Maurice Frot. Je dis un Maurice Frot comme on pourrait dire, je ne sais pas, un Kandinsky. Pourquoi Kandinsky ?... Peut-être pour ce que le peintre définit comme le « trouble mental de l'homme devant le monde ». En ces temps d'allégeance, d'électoralisme effréné et d'affaires en cascade, il est réconfortant de voir le hasard vous venir en aide. Un peu d'air, merde !
L'oiseau Maurice Frot est mort en 2004 à l'âge de 76 ans. Pour faire vite, on dira que le gars de la marge a de la ressource et un potentiel révolte propre à faire sucer de la tototte tous les rebelles de la planète New Age. A dix-sept ans, il dégage son bled, son ennui, sa maternelle, qu'il ne supporte pas et qui finit par se pendre, pour s'engager dans l'armée de l'air, direction l'Indochine... Cette expérience, nous la retrouverons tout au long de ses pages, tantôt sous forme métaphorique, tantôt de manière brutale... C'est l'histoire revisitée par un poète viscéral, un homme doublement blessé. Pas de place pour le regret, ni pour l'amertume, mais toujours cette douleur qui plane comme une ombre pour lui rappeler ce que le miracle de la vie a de précieux pour conduire le présent vers l'avenir. Chaque mot est une fenêtre qui s'ouvre sur un paysage qui reste à découvrir. Ils sont disposés sur la page non point pour faire joli ou pour l'esbroufe, ou pour ne pas heurter, mais pour nous inviter à une danse magnifique que chacun inventera au fil de la lecture.
Le bouquin s'ouvre sur l'histoire d'un gars qui a décidé de mettre les bouts. Ras le bulbe, de Clichy, de sa gouaille, de cette vie de civil à la con. C'est décidé, direction Lhassa, la capitale du royaume du Tibet. Pour d'autres, plus tard, ce fut Katmandou... Mais auparavant quelques bricoles à régler et, beaucoup moins aisé, se débarrasser d'un putain de rat qui lui colonise l'occiput. On sent d'entrée que ce combat va être rude, que pour vaincre la bête il va lui falloir se surpasser, surmonter les derniers restes de charité pour atteindre ce haut niveau de rêve auquel il aspire :
« Le temps d'arracher cet enragé gaspard qui s'agrippe à ma viande et circule comme chez lui dans la rue de mes artères. Qui se balade à l'air libre de mes poumons. Se paye des samedis dans mes testicules. Mais surtout, démon-la vache, sait se blottir sans bouger d'un poil parmi les replis douillets de ma cervelle, ricanant tout son saoul, sous le jugement-dernier de ma coupole. »
Aura-t-il sa peau ?... En plus de fort, il va lui falloir être rusé avec la bestiole ! Réussira-t-il à atteindre Lhassa ?... Et si, finalement, Lhassa ne se trouvait pas là où les cartes l'indiquent ?...
Autre bonne surprise de ce livre magnifique, la préface. Je l'ai lue après le livre. Œuvre de Léo Ferré, que Maurice Frot rencontra en 1956 et dont il fut secrétaire et régisseur jusqu'à leur brouille en 1973, sans que cela n'entache ni l'amitié ni le respect qu'ils éprouvaient l'un pour l'autre...
Voici ce que Léo écrit au sujet de son ami et complice : « Il me dit avoir écrit pour se libérer. La belle affaire ! On n'écrit jamais que pour un miroir possible, pour se regarder d'abord, et puis partir dans des yeux lecteurs dont on ignore à jamais les capacités de rapt... » Ailleurs, il ajoute : « Frot a une poche spéciale pour ses souvenirs : il les fait remonter et les remange. C'est un ruminant. A son pis s'égoutte tout un breuvage d'inavouables ratages. Frot, le jour, vend du contreplaqué pour acheter des plumes qu'il usera, la nuit, loin de ses amis qui ne sauront le reconnaître qu'à force d'illusions dominées. »
« Le Roi des Rats » est le premier volet d'une série de trois (« Nibergue », « Le tombeau des jaloux ») dans lequel Frot cherche à se débarrasser des sales choses commises pendant la « pute de guerre d'Indochine » qui lui a fracassé le cœur. A défaut de s'en être débarrassé, il aura eu le mérite d'avoir dénoncé sa vie de « pauvre con » au milieu d'un tas d'autres qui n'ont pas eu cette chance ou ce mérite...

Livre rare, vous le trouverez pour un prix raisonnable sur le net, à partir de 10-12 €

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